- NEGRO SPIRITUALS ET GOSPEL SONGS
- NEGRO SPIRITUALS ET GOSPEL SONGSLes chants évangéliques noirs des États-Unis, les gospel songs (de Gospel , Évangile), constituent le domaine le plus authentiquement populaire de la musique afro-américaine. Chaque dimanche, les temples méthodistes, baptistes, pentecôtistes, sanctifiés résonnent de millions de voix qui louent le Seigneur, chantent leurs peines et leurs espoirs. La congrégation entonne des hymnes, parfois fort anciennes, comme celles du Dr. Isaac Watts (1674-1748), qui a en fait légué son nom à tout un répertoire inspiré de ses œuvres, ou encore Amazing Grace , composé par John Newton (1725-1807), évangéliste et capitaine de vaisseau négrier, cantique qui, en dépit de son origine, est toujours passionnément aimé dans les communautés noires; le chœur ou les chœurs interprètent des airs plus récents, parfois popularisés par le disque, la radio ou la télévision; le pasteur glisse dans son prêche de la parole accentuée, scandée, au chant, voire au cri qui va entraîner et l’assistance et le chœur en une communion vocale propice, dans certaines Églises, à l’effusion de l’Esprit saint et à l’éclosion de transes ou de discours dans les «langues» (glossolalie), qui sont autant de signes de la grâce.Amateurs et professionnelsLe chant religieux est une pratique régulière pour d’innombrables fidèles. De beaucoup d’entre eux, il occupe largement la vie: les membres du chœur, les jeunes des chorales d’enfants répètent en semaine, se produisent en diverses occasions, religieuses ou civiles, dans leur temple, sur une scène locale, voire ailleurs; certains forment de petits groupes vocaux qui poursuivent une carrière régionale; tous ceux-ci, pourtant, demeurent amateurs, dans tous les sens du terme. Ils chantent, donc, mais pour ce faire ils écoutent aussi: les vedettes du gospel singing , les professionnels qui gravent des disques, passent sur les ondes et se montrent à la télévision. Car il y a un véritable showbiz , un marché, du «spectacle» gospel avec ses firmes discographiques spécialisées, ses radios exclusivement consacrées à la musique religieuse, ses programmes de télévision et ses distinctions (comme les Stellar Awards ).Mais, entre les premiers, amateurs, et les seconds, professionnels, il n’y a pas de solution de continuité: les «chanteurs du dimanche» forment, en même temps qu’un vivier, un auditoire exigeant qui juge selon des critères esthétiques et moraux, qui attend à la fois la fidélité aux moyens d’expression religieux ancrés dans la tradition et l’innovation qui intègre les dernières modes profanes. De ce fait, les musiques religieuses noires américaines n’ont jamais cessé d’évoluer. Elles se sont renouvelées en empruntant au blues, au jazz, aux variétés, qu’elles ont influencés en retour.Aux origines: les spiritualsL’esclavage a signifié, pour les Africains enlevés et transbordés en Amérique du Nord, l’obligation de s’adapter aux conditions d’une société nouvelle, elle-même encore inachevée. D’origines très diverses, dispersés autant que faire se pouvait pour que ne se reforment pas des communautés homogènes, ils ont dû fusionner les survivances des civilisations où ils étaient nés pour inventer une sorte de culture panafricaine en exil. Il leur a fallu, également, acquérir certains éléments de la culture des maîtres pour communiquer avec eux. Ainsi, la communauté afro-américaine des États-Unis s’est-elle formée au fil de processus d’innovation complexes qui entrelacèrent des éléments venus de nombreuses sociétés africaines et d’autres pris dans le «stock», lui-même divers, des colons blancs. La religion a fourni un des premiers domaines dans lesquels cette fusion a été réalisée. Le protestantisme, issu, aussi bien dans sa filiation luthérienne que dans son courant méthodiste, d’un souci de rendre la religion au peuple, s’exprimait en des formes (prédication, musique) susceptibles de toucher des individus déportés. Ses messages d’espoir (amour, malgré le racisme, sur la Terre; rédemption conduisant à un monde meilleur) pouvaient procurer un certain réconfort, d’autant plus que les textes tirés des Livres d’Israël en exil, les récits de la marche vers la Terre promise semblaient recouper l’expérience des esclaves.Ainsi, quelle qu’ait été la politique officielle quant à l’évangélisation des Noirs, ceux-ci s’emparèrent du christianisme; à leurs pratiques et à leurs besoins, ils adaptèrent ses chants rituels. Les Awakenings («réveils») religieux qui scandèrent la vie américaine après 1740 (et notamment entre 1780 et 1830) suscitèrent des rencontres (au cours des Camp Meetings ) et des échanges qui jouèrent probablement un rôle important dans la création des premiers chants noirs. Il est possible que, dès 1760, des répertoires propres aux Afro-Américains aient existé. À la fin du XVIIIe siècle, en tout cas, apparaissent les premières congrégations baptistes et méthodistes noires, et c’est en 1816 que Richard Allen fonde l’African Methodist Episcopal Church, pour laquelle il écrit des hymnes et compile des hymnaires (où les œuvres d’Isaac Watts figurent en bonne place). Ce n’est toutefois qu’à la fin de la guerre de Sécession que sont entreprises des enquêtes sur les chants religieux noirs. Un nombre important de negro spirituals sont alors recueillis et publiés, en même temps que certaines pratiques régionales sont décrites. Dans les Sea Islands, au large de la Georgie et des Carolines, les services incluent des rondes à pas glissés (ring shouts ) et les chants témoignent de rémanences africaines. Ailleurs, les spirituals indiquent la puissance innovatrice des Noirs: dans la musique, dans la langue, dans la reconstruction positive d’un monde qui leur était hostile et d’où les cantiques pouvaient aider à s’échapper en transmettant des messages codés.Certains de ces chants survivront à l’esclavage dans les versions qui en ont été notées. Recueillis par des oreilles formées à la musique européenne, ils seront ensuite harmonisés, et occidentalisés encore davantage, par des chorales créées au sein d’universités noires nouvellement fondées et dont les tournées aident au financement (Fisk, Tennessee; Hampton, Virginie; Ross, Mississippi; Tuskegee, Alabama). Des compositeurs noirs de musique «classique» en tireront de très belles mélodies (notamment Harry T. Burleigh). Quelques chanteurs continueront à les interpréter (Marian Anderson, Paul Robeson, Jessye Norman, Barbara Hendricks).Toutefois, plus que le répertoire des spirituals, c’est la pratique du chant congrégationnel qui se perpétuera jusqu’à aujourd’hui. Lorsque l’assemblée des fidèles entonne une hymne classique (Dr. Watt’s Hymn , qu’elle soit due à Isaac Watts, à Charles Wesley ou à d’autres), les voix s’entremêlent en une incroyable polyphonie où il semble que le temps ne soit pas mesuré bien qu’une pulsation sous-jacente permette aux chanteurs de repartir ensemble au terme d’un groupe de versets. Cette extrême liberté du phrasé vocal, l’autonomie des voix les unes par rapport aux autres, les jeux de timbres auxquels elle donne lieu font de cette exécution rituelle des hymnes une des formes les plus originales, et peut-être les plus archaïques, du chant afro-américain. C’est en tout cas dans ces moments du service que se forme une sensibilité vocale particulière et, bien que les témoignages enregistrés en soient rares, ils sont, encore aujourd’hui, la matrice de la musique religieuse noire.La naissance du gospel moderneIl n’y a donc pas de faille entre la pratique congrégationnelle et les formes plus organisées de chant religieux. La première imprègne les secondes et sert de conservatoire (à la fois mémoire et école) à la communauté. Les compositeurs d’hymnes et de cantiques s’inspirent des polyphonies spontanées pour continuer à fournir les services en matériau musical nouveau. L’hymnaire est en effet un élément essentiel de la communication du sentiment et du savoir religieux: il est le reposoir d’une théologie mise à la portée de tous, et le recueil des images qui la rendent touchante et convaincante. D’où l’importance attachée à la compilation de livres de chant et à la composition de cantiques nouveaux par les pionniers des Églises afro-américaines: l’évêque Richard Allen (1760-1831) et le révérend Charles Tindley (1856-1933) chez les méthodistes, Lucie E. Campbell (1885-1963) chez les baptistes.Le disque ne fera pas disparaître les hymnaires mais les complétera tout en diffusant certaines formes d’interprétation et en en permettant la commercialisation. Le premier enregistrement de musique religieuse noire semble remonter à 1902; il est signé du Dinwiddie Colored Quartet et témoigne de la généralisation du chant à quatre parties (le plus souvent deux ténors, baryton, basse, les «quartettes» étant souvent composés de plus de quatre chanteurs) inauguré par les chorales universitaires. Ces quartettes domineront la scène jusqu’aux années cinquante mais ils n’atteindront leur apogée qu’après l’apparition du gospel moderne.Dans un premier temps, ce sont en effet des prêcheurs et des évangélistes chantants qui bénéficient de la vogue croissante du phonographe. Les sermons des révérends A. W. Nix ou F. W. McGhee se vendent par milliers (et ce genre, le sermon enregistré, suivi, ou non, de chant congrégationnel continue d’avoir grand succès aujourd’hui). Des bardes, combinant parfois répertoires religieux et profane, mettent les modes musicales au service de textes sacrés: dans les années vingt, Arizona Dranes, Blind Willie Johnson; Sister Rosetta Tharpe continuera cette lignée, que prolongent dans les années quatre-vingt les révérends F. C. Barnes et Janice Brown avec des chants exclusivement religieux.L’influence des musiques les plus populaires dans les années vingt (blues, boogie woogie, ragtime, honky tonk music) est donc très sensible chez les artistes religieux. En 1928, le guitariste Tampa Red enregistre un blues plutôt scabreux intitulé It’s Tight like that ; la chanson est signée de Georgia Tom, qui l’accompagne au piano. Ce dernier, la même année, compose If You See My Saviour, Tell Him that You Saw Me . À partir de 1930, sous son véritable nom, Thomas A. Dorsey, il se consacrera exclusivement à la musique religieuse, sans pour autant changer de style musical. Utilisant comme tremplin la Convention nationale baptiste, il va bâtir une organisation commerciale sans précédent destinée à diffuser ses compositions. Avec Sallie Martin, il crée en 1932 la Gospel Singers Convention. De grandes voix, comme Willie Mae Ford Smith à Saint Louis ou Mahalia Jackson à Chicago, s’emploient à l’interprétation de ses œuvres.Sous l’impulsion de Dorsey, l’aggiornamento de la musique religieuse et sa commercialisation organisée signifient la naissance du gospel moderne. Dès lors, de grands compositeurs poursuivront l’œuvre des Tindley et Campbell: Dorsey lui-même (dont le Precious Lord, Take My Hand est presque aussi aimé que Amazing Grace ), W. Herbert Brewster, Kenneth Morris, Roberta Martin, James Cleveland. D’autres organisations verront le jour: la National Quartet Convention, la Gospel Singers Workshop Convention, notamment; en leurs réunions sont présentées les compositions nouvelles et se rencontrent amateurs et professionnels, chanteurs du dimanche et vedettes de la télévision.Les quartettes vont être pendant près de trois décennies le véhicule privilégié du gospel moderne. Ils lui donnent une dimension polyphonique et gardent le contact avec les musiques profanes tout en permettant l’émergence de styles régionaux. Dans les années trente s’impose le style policé et souple du Sud-Est (Norfolk Jubilee Singers; Golden Gate Quartet, très inspiré par les groupes vocaux jazzistes comme les Mills Brothers), prolongé en Alabama (Blue Jay Singers). Le Sud sera, en général, plus âpre, et, plus tard, un peu partout, des solistes émergeront des ensembles et utiliseront parfois les ressources d’un expressionnisme vocal exacerbé (Five Blind Boys of Alabama; Five Blind Boys of Mississippi; Swan Silvertones; Soul Stirrers; Dixie Hummingbirds; Sensational Nightingales). Polyphonies des quartettes et célébration de voix intenses contribueront, dans les années cinquante, à régénérer les musiques populaires et seront à la source de la soul music. Sam Cooke quittera les Soul Stirrers pour devenir la première idole de cette «musique de l’âme» séculière. Wilson Pickett, lui, venait des Violinaires (un des plus jeunes des grands quartettes) et Aretha Franklin, sortie du chœur dirigé par son père, le révérend C. L. Franklin, donne le meilleur de son talent dans le répertoire religieux.La musique des quartettes n’a donc cessé d’évoluer. Et, à côté d’eux, sont apparus de nouveaux ensembles porteurs d’autres innovations. En 1936, Roberta Martin crée un groupe vocal mixte qui rompt avec l’économie interne des quartettes (en supprimant la basse) et modernise l’harmonie des gospel songs (en utilisant des accords plus riches). De cette petite révolution découlera l’esthétique nouvelle adoptée dans les années cinquante par les Caravans (groupe féminin comprenant notamment Bessie Griffin, Albertina Walker, Shirley Caesar, qui deviendront des solistes renommées, et dans lequel James Cleveland tient le piano). À la même époque, les Clara Ward Singers (avec, entre autres, Marion Williams) perpétuent la tradition chorale baptiste, et les Staple Singers mêlent textes religieux et blues archaïque du Mississippi pour le bonheur de populations récemment immigrées dans le Nord.Pour la plupart des artistes religieux contemporains, la musique est un ministère: il s’agit de porter la bonne parole au plus grand nombre dans des formes qui suscitent la ferveur, elle-même indissociable du plaisir. Les formes du gospel actuel sont donc extrêmement diverses. On peut les regrouper en quatre principaux courants.Le chant congrégationnel continue d’être le terreau dans lequel s’enracine le gospel. Les Églises sanctifiées (Holiness Churches ) et pentecôtistes jouent de ce point de vue un rôle insigne et, parmi ces dernières, la Church of God in Christ (fondée en 1895) constitue probablement la plus vaste école afro-américaine de chant religieux.Début des années 1960, les grands chœurs se multiplient, sous l’impulsion notamment de James Cleveland. À sa suite se révèlent de remarquables chefs et arrangeurs: Mattie Moss Clark, Edwin et Walter Hawkins qui, issus de la Church of God in Christ, réalisent à la perfection l’équilibre entre modernité musicale et sensibilité traditionnelle. John P. Kee, avec le New Life Community Choir, travaille dans la même direction quand Andraé Crouch cherche un public plus vaste en se rapprochant davantage des musiques profanes. Tous fournissent les modèles dont s’inspirent des centaines de mass choirs ou de community choirs .Des groupes vocaux de plus petite taille connaissent aussi un immense succès. Certains quartettes «historiques» survivent en beauté: les Sensational Nightingales ou les Spirit of Memphis, par exemple. De Roberta Martin, l’héritage est assuré par les Barrett Sisters, où brille la voix de Delois. De Mattie Moss Clark, les filles ont formé, dans une veine totalement pentecôtiste mais non sans audace harmonique, un ensemble d’un dynamisme sans pareil, les Clark Sisters. Du cœur du Mississippi, les Williams Brothers perpétuent un expressionnisme ardent. Aujourd’hui, pourtant, c’est du disco que les ensembles en vogue, les Commissioned ou les Winans, tirent leur inspiration.Longtemps considéré comme une musique collective par essence, le gospel a fait place au soliste vedette depuis 1947, depuis que Mahalia Jackson a conquis le marché du disque sacré avec Move On Up a Little Higher . Dans les décennies suivantes, Bessie Griffin, Marion Williams, Albertina Walker, Shirley Caesar se sont imposées avec des voix fortes et passionnées, reprenant dans un système commercial le rôle des évangélistes d’antan. À côté d’elles, avec des moyens vocaux plus limités mais un courage, une sincérité inentamables, Dorothy Love Coates s’est acquis un grand respect. Parmi les plus jeunes, Aretha Franklin demeure la meilleure héritière de Clara Ward; Tramaine Hawkins, formée sous la houlette d’Edwin et Walter Hawkins, est sans doute l’artiste la plus complète et la plus persuasive; Sandra Crouch participe de la même entreprise de modernisation de la tradition, comme des chanteuses révélées plus récemment, telles que Yolanda Adams ou Shun Pace Rhodes; Vickie Winans illustre le disco gospel . Pendant longtemps, les voix masculines sont demeurées dans l’ombre des quartettes et n’en sortaient que pour se placer sous les projecteurs des scènes profanes. James Cleveland était puissant, touchant, sans être une «grande voix». Al Green, ténor léger au phrasé sinueux, a longtemps hésité entre le gospel et la soul music. Trois chanteurs sont les interprètes magnifiques d’un gospel moderne conservant cependant des traits spécifiques: Rance Allen, Daryl Coley et David Peaston parviennent à combiner techniques de chant «classiques», sensibilité pentecôtiste, modernité rythmique et harmonique.C’est sans doute dans ce moyen courant, où l’on rencontre également Tramaine Hawkins, Yolanda Adams, les Clark Sisters, les Williams Brothers et nombre de chœurs, que l’on peut voir vivre le chant évangélique. C’est, sans nier la popularité du disco gospel , voire du rap gospel , en lui que se reconnaissent la majorité des communautés religieuses, de lui que se nourrissent les autres musiques afro-américaines.
Encyclopédie Universelle. 2012.